L’histoire tend à se reproduire encore et encore. Les hommes semblent ne pas retenir les leçons du passé. Qu’est-ce qui est à l’œuvre ? Est-ce une fatalité ?
On dit souvent que l’histoire se répète car les hommes oublient. Il serait plus juste de dire que l’histoire se répète car ceux qui sont capable de l’analyser et d’en tirer des conclusions utiles n’ont pas conscience de leur talent ni des différences interpersonnelles, et que cela conduit à ne pas partager de façon efficace leurs analyses.
Je l’ai appris à mes dépends en début de carrière en omettant de prendre en compte la sociologie de l’organisation de j’avais rejointe. Mon énergie intégralement centrée sur la création de l’avenir, j’ai omis dans ma réflexion des éléments clefs du passé… et je me suis pris les pieds dans le tapis de façon magistrale.
Un rapport au temps différent
Nous avons tous et toutes un rapport au temps différent et des capacités cognitives dont la combinaison est unique (1) .
Certains sont doués pour analyser le passé et en tirer des conclusions intéressantes, que ce soit pour ne pas reproduire les erreurs du passé ou capitaliser sur les éléments clefs du succès, là où d’autres seront ancrés et très réactifs dans le présent, ou au contraire capables de se projeter dans le futur et d’anticiper les tendances.
Des habiletés de réflexion différentes
Il n’existe pas non plus une façon monolithique de réfléchir. La réflexion peut être basée sur des éléments utiles stockés en mémoire, l’études de faits ou des chiffres, l’analyse du passé, la cartographie de la complexité, l’association d’idées, l’anticipation des risques ou des tendances etc.
La capacité à tirer les enseignements du passé
Parmi tous ces talents (2) il en est un particulièrement utile à l’analyse du passé, qui semble nous faire défaut aujourd’hui collectivement au regard de l’actualité.
Ceux qui le possède ont une facilité naturelle à étudier systématiquement le passé pour en tirer des conclusions intéressantes pour le présent. C’est un peu comme conduire sa voiture en regardant systématiquement dans le rétroviseur de l’histoire pour avoir toutes les informations utiles à la prise de décision dans l’instant présent, dans la conduite des activités du quotidien.
Tous ceux qui le possède n’en auront pas forcément conscience. Pour eux, le passé est important et source d’enseignement. Et ils aiment à dire la phrase « ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter » ou une de ses variantes (3)
Ce talent est particulièrement utile car il permet de capitaliser sur le passé, tout en évitant de reproduire les erreurs.
Un leader le possédant prendra, par exemple, lors d’une prise de fonction le temps d’étudier ce que son prédécesseur a mis en place, et l’historique de l’entreprise et de son secteur d’activité avant toute décision. Cela lui permettra des capitaliser sur les bonnes pratiques et de concentrer son action sur les points à améliorer ou à ajouter.
En entreprise c’est au cœur des meilleures pratiques d’amélioration continue.
Et pourtant, en entreprise comme dans la société, les erreurs sont répétées, encore et encore.
Un talent possédé seulement par une partie de la population
Comme pour tous les talents, seule une partie de la population possède ce talent. Il est donc clef que les enseignements tirés de l’analyse du passé puissent être partagés et comprises par tous. Et c’est là où le bas blesse.
Des incompréhensions qui entravent la coopération
Trop souvent, nous prenons ces férus d’histoire pour des radoteurs, des gens inutilement attachés au passé, et représentant un frein pour l’action ou l’innovation.
Nous ne les écoutons pas, voire nous les mettons sur des voies de garage.
Nous n’avons tout simplement pas conscience de nos différences interpersonnelles et de l’utilité d’un tel talent.
Et cela crée de vraies contreperformances.
Les cas de figure les plus courants en entreprise sont ceux de rachat, fusion ou création de nouvelles entités. Les « anciens » « attachés au passé » sont souvent écartés des instances de direction au motif qu’il faut « aller de l’avant », « se focaliser sur l’innovation et le futur », « mettre du sang neuf ».
Il est vrai que parfois les éléments ne jouent pas en faveur de certains cadres. J’ai en mémoire ma première rencontre avec Patrick (4), dans la cinquantaine (5), cadre dans le secteur IT. Son patron m’avait dit « Anne, ce sera le premier à partir, dès qu’on peut on le sort. » Il est vrai qu’avec ses mocassins à gland, son petit pull noué sur les épaules façon Balladur et ses citations de Napoléon pendant la réunion, il détonnait. Son sort semblait scellé sans même lui laisser une chance de montrer de quoi il était capable.
Après identification de ses talents, il s’est avéré qu’il ne maitrisait pas son talent d’analyse du passé et que ses collègues l’évitaient pour éviter d’avoir à l’entendre disserter sur ses débuts dans l’informatique 30 ans plus tôt.
Après discussion et réflexion, il a gardé le meilleur de son talent et l’a travaillé pour affuter ses analyses tout en gommant les éléments qui pouvaient entraver sa communication.
Il a certes abandonné ses mocassins à glands et « le look Balladur », mais il a surtout fait attention à concentrer le partage de ses analyses sur l’action présente et les éléments utiles à la prise de décision et à éviter les références inutiles au passé.
Il ne disserte plus en introduction sur le passé et va directement aux éléments clefs utiles à la prise de décision, et gomme les références historiques qui peuvent sembler insolites (6).
Et cela change tout. Pour lui, qui non seulement est resté dans l’équipe, mais en est devenu un des piliers, mais aussi pour la qualité de la prise de décision et la performance de l’équipe.
Il est stupéfiant de constater, quand nous intervenons pour la première fois chez des clients, combien une partie des équipes connaissait la liste des erreurs à ne pas commettre et assistait impuissante jusque-là, années après années, à leur reproduction sans réussir à se faire entendre.
Bien prendre en compte ce talent est notamment très intéressant dans le cadre de politiques d’amélioration continue. Cela permet de cranter significativement l’action et capitaliser sur les progrès plutôt que de rester dans une illusion d’optimisation dans laquelle les mesures se succèdent et s’apparentent plus à un jonglage qu’à une construction durable.
Ils nous parlent. Mais nous ne les entendons pas.
Cette phrase s’applique parfaitement pour l’ensemble des talents. Comme nous sommes tous différents les uns des autres, quand quelqu’un s’exprime avec un angle de vue particulier, qui utilise un talent que nous ne possédons pas, nous avons tendance à ne pas l’écouter, à le juger, à le mettre de côté.
Pour tous ceux qui, comme moi, ne possèdent pas le talent d’analyser le passé, si nous ne faisons pas d’efforts, quand un sujet dérive sur l’analyse du passé, au mieux nous décrochons, au pire nous exprimons le rejet.
Faites par exemple un test dans votre entourage, et demandez, qui prend réellement plaisir à participer aux journées du patrimoine, à prendre le temps de découvrir et d’analyser le passé. Vous vous apercevrez que la plupart le font par obligation, en se sentant obligé par exemple comme parent de donner des clefs à leurs enfants, pour suivre un autre membre de la famille, ou juste pour combler l’agenda d’un week-end pluvieux.
Ce qui est clef
Il est clef, pour les gens le possédant, de bien communiquer sur ce qui est utile dans ce talent : les conclusions utiles pour le présent et le futur. Et de réserver les discussions enflammées sur le passé aux interlocuteurs pouvant les apprécier.
Il est clef, pour qui ne le possède pas, de faire l’effort d’acquérir une compétence minimum de réflexion historique (7) et de rester ouvert et à l’écoute quand les conversations dérivent sur le passé. Il suffit parfois juste de recentrer la conversation en invitant son interlocuteur à partager les leçons qu’il ou elle en retire pour le présent ou le futur.
Des talents complémentaires
Les façons de collecter les informations, les trier et prendre les décisions sont très différentes d’un individu à l’autre.
En prenant mieux conscience de notre unicité de raisonnement, fruit d’une combinaison unique de talents naturels et en accueillant avec ouverture d’esprit et curiosité le mode de raisonnement des autres, nous serons collectivement plus à même de construire ensemble des décisions plus intelligentes et éclairées.
1. Nous sommes tous absolument unique, tant dans nos traits physiques que dans nos traits de caractères. Cette unicité est au cœur de nos incompréhensions interpersonnelles au quotidien. La notion d’unicité humaine et les sources d’incompréhension interpersonnelle ont été abordées dans les articles précédents de la rubrique facteur humain d’Atlantico, vous pouvez par exemple consulter https://atlantico.fr/article/rdv/tuer-la-perfection-avant-qu-elle-ne nous-tue-summer-body-facteur-humain-anne-weber
2. Un talent est une aptitude naturelle humaine à percevoir, agir, penser, influer, interagir, qui, appliquée de façon productive, procure du plaisir et de la performance. Chaque individu possède une combinaison unique de talents. Définition Anne WEBER 2013 (Évolution de celle de Markus Buckingham & Vosburgh de 2001 telle que citée dans l’ouvrage de Pierre-Michel Menger Le talent en débat)
3. Cette phrase est de Georges Santayana (La vie de la raison Vol. 1 : La raison dans le bon sens. Londres 1905), mais de nombreuses variantes de cette phrase existent et de multiples noms circulent concernant les auteurs, parfois même à tort comme pour Winston Churchil. L’hypothèse formulée sur le site « Le guichet du savoir » selon laquelle la phrase appartiendrait à la tradition orale et aurait été reprise par plusieurs personnalités est intéressante : https://www.guichetdusavoir. org/question/voir/45729
4. Le prénom a été changé et la rédaction des éléments faite pour garantir l’anonymat de notre client.
5. Il convient de préciser que ce talent ne s’acquière pas avec l’âge, on le retrouve chez des hommes et des femmes de tous les âges. Et cela donne souvent les mêmes incompréhensions interpersonnelles. Une jeune lycéenne de mon entourage le possédant s’est vue affublée du surnom « La Daronne » par ses camarades qui trouvaient qu’elle « avait des goûts et des prises de position de vieux ».
6. Il a par exemple arrêté de dire, « Napoléon disait déjà que » qu’il remplace par « Tous les grands penseurs s’accordent à dire que ». Et fait attention quand il emploie des dates, à s’assurer qu’aucune ne soit antérieure à l’entrée sur le marché du travail des membres de l’équipe. Tous ces éléments aident dans la communication à ce que ses interlocuteurs puissent se concentrer sur le fond de ce qu’il apporte à l’équipe, et ne s’arrête pas à un mot-clef qui les heurtent ou à un préjugé.
7. Il est important de cultiver ses qualités de réflexions historiques, au-delà de l’enseignement de l’histoire à l’école. En effet, souvent limités à la mémorisation de faits, dates et processus historiques, les cours d’histoire peuvent passer à côté de l’enseignement de la réflexion historique et du vivre ensemble dans des sociétés démocratiques plurielles. Même si un enseignement de qualité est plébiscité par la majorité des enseignants, sa mise en œuvre, semble rester insuffisante à l’échelle française et européenne si l’on en croit l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe créé et ses premiers travaux. Son premier rapport, sorti en décembre 2023, sur l’état de l’enseignement de l’histoire en Europe, est très détaillé et fournit une analyse comparée des politiques d’enseignement de l’histoire, ainsi que des fiches par pays. Il est disponible en anglais ici : https://www.coe.int/fr/web/ observatory-history-teaching/general-report (version française à venir en juin 2024)