Alors que les grèves se multiplient, les points de vue semblent parfois inconciliables, chacun pensant l’autre dans l’erreur. Et si une partie de cette incompréhension était liée au facteur humain et pouvait être levée par une discussion sur un terrain commun, celui de l’équité ?
Le combat pour l’égalité est profondément ancré dans l’ADN du syndicalisme. Pour de nombreux syndicalistes, œuvrer pour que tout le monde soit traité de manière équivalente est clef.
Je l’ai appris à mes propre dépends en début de carrière, et la leçon a été utile par la suite. Jeune directrice de projet, j’avais le don de savoir comment faire travailler efficacement des personnes différentes ensemble et je prenais plaisir à faire du sur-mesure en matière de management. J’aimais mettre les bonnes personnes aux bons endroits, m’assurer que chacun puisse faire ce qu’il faisait le mieux. C’était un de mes grands plaisirs.
C’est son chouchou
Le petit plaisir allant avec était de choisir le parfait petit cadeau pour chacun de mes collaborateurs lors des occasions importantes (promotion, mariage, naissance d’un enfant etc.). Je prenais plaisir à faire du sur-mesure. Pour l’un, le livre dédicacé par son auteur fétiche rapporté d’un congrès au Etats-Unis, ou une tenue de grande marque en solde pour son bébé, pour un autre une boule de noël Meisenthal pour sa collection (1).
Bien mal m’en a pris. Alors que je faisais le maximum pour concilier plaisir et performance et être à l’écoute des besoins de mon équipe, une petite rumeur a commencé à enfler selon laquelle je faisais du favoritisme, je n’étais pas juste. Ceci jusqu’à prendre des proportions importantes.
Il m’a fallu quelques temps pour en identifier l’origine et comprendre. Tout était parti de deux salariés qui avaient été choqué par les différences entre les cadeaux faits lors des petites célébrations et s’étaient répandus en critique dans les couloirs et auprès des élus. « Tu te rends compte ! Pour untel un pauvre bouquin qu’on a dû lui refiler gratuitement lors de la conférence et pour Untelle un ensemble de luxe pour son enfant ! ». Et autres remarques sur le même mode. Celui de l’incompréhension interpersonnelle (2). Moi qui pensais faire plaisir à tous, j’étais tombée à côté.
Le petit ensemble de marque avait été acheté lors d’une braderie et avait coûté le même prix que le livre… La somme utilisée pour les cadeaux était équivalente pour tous mais il est vrai que je n’avais pas communiqué sur cet élément d’équité qui tenait tant à cœur à mes deux salariés et sous-estimé ce que cela pouvait induire comme confusion.
Le putain de facteur humain
Les différences de point de vue entre individus sont innombrables et peuvent occasionner de grands blocages. Dans le succès, comment l’échec, l’humain est clef.
On l’appelle classiquement le facteur humain (3). Souvent même entre initié, on parle du « PFH », le putain de facteur humain (4).
Ce facteur est responsable de tant de monumentales erreurs (5) et de l’échec de nombreux projets de transformation, dont 78% échouent pour avoir peu ou mal pris en compte l’humain (6) !
2 personnes 2 points de vue, 1000 personnes 1000 points de vue
Nos talents filtrent notre vision du monde. Ce verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ? La réponse diffère d’une personne à l’autre en fonction des personnalités.
Il en va de même pour des groupes constitués.
Les militants syndicaux se retrouvent dans la nécessité de traiter les gens de la même manière et dans le fait de souhaiter mettre en place des règles claires auxquelles se tenir. Leur action a pour but de réduire les différences et de promouvoir l’égalité.
Cela fait partie de leurs talents, cela a contribué aux luttes syndicales historiques dont nous bénéficions tous aujourd’hui.
Mais comme tous les talents, quand on ne les possède pas il peut être difficile de les comprendre et de les apprécier. Un membre d’un comité de direction avec lequel nous échangions récemment autour des talents et des ressorts pour un dialogue social constructif a laissé échapper un « Non mais c’est juste des cons ! (7)».
Ne pas juger l’autre peut prendre du temps
A titre personnel, il m’a fallu 15 ans d’observations et de travail sur moi, pour apprécier authentiquement tous les talents existants. Pendant longtemps j’ai dit à mes équipes, « Tous les talents sont utiles au business, ils se valent tous. » mais j’ajoutais en mon fort intérieur « Oui, tous sauf un ! », l’un de ceux que je ne possède pas, vous l’aurez deviné.
Se retrouver sur le terrain de l’équité
Bonne nouvelle, nul besoin d’attendre 15 ans pour intégrer une astuce simple concernant le dialogue social.
Sur-mesure ? Égalitarisme primaire ? Ni l’un, ni l’autre.
Il existe à mi-chemin un terrain sur lequel dialoguer : celui de l’équité.
Depuis ma mésaventure du trop sur-mesure je prends le temps d’être pédagogue sur l’équité des solutions et des projets, et d’en discuter, pour être certaine de ne pas créer d’incompréhension ou de blocage.
Donner et demander le mode d’emploi
Les conversations que l’on pense parfois impossibles ne le sont peut-être pas (8).
La curiosité pour le camp d’en face est clef. Nos modes d’emploi personnel sont tous différents. Prendre en compte l’unicité humaine peut permettre de mieux dialoguer pour mieux se comprendre.
1. Je travaillais à l’époque en Alsace. Si vous ne connaissez pas les boules de noël Meisenthal jetez un œil ici, c’est une véritable institution locale https://ciav-meisenthal.fr/rubrique/noel
2. Nous sommes tous absolument unique, tant dans nos traits physiques que dans nos traits de caractères. Cette unicité est au cœur de nos incompréhensions interpersonnelles au quotidien. La notion d’unicité humaine et les sources d’incompréhension interpersonnelle ont été abordées dans les articles précédents de la rubrique facteur humain d’Atlantico.
3. Voir par exemple le livre de Christophe Dejours Le facteur Humain aux éditions PUF dans la collection Que Sais-je ?
4. Pour avoir parmi mes clients, beaucoup de clients dans l’industrie, j’ai souvent entendu lors de l’analyse d’un gros plantage «Bah, ça, on y peut rien, c’est le PFH ! » 5. Source concernant les transformations : Paul A. Argenti, Jenifer Berman, Ryan
Calsbeek, and Andrew Whitehouse ; HBR 2021-09-14. Il existe beaucoup d’autres articles et recherches donnant des résultats comparables. On peut se référer utilement également aux travaux de Kotter sur le sujet.
6. Je ne peux pour des raisons évidentes partager les grandes erreurs passées de nos clients. Les conséquences lourdes d’erreur humaines sont bien illustrées par des exemples concrets et réels dans « Les décisions absurdes : sociologie des erreurs radicales et persistantes » par Christian Morel (Tomes 1 à 3).
7. Je ne résiste pas au plaisir de vous recommander le livre Psychologie de la connerie, sous la direction de Jean-François Marmion, aux éditions Sciences Humaines. C’est une tentative savoureuse de définir « la connerie humaine » pour « mieux la comprendre pour mieux la combattre ».
8. How to Have Impossible Conversations: A Very Practical Guide , Peter Boghossian & James Lindsay (2019)